
Grand Concourse est une large avenue qui coupe en deux le Bronx selon un axe à peu près nord-sud et qui s’étend sur plus de 8 km. Elle a été dessinée à la fin du XIXe siècle par un immigrant d’origine française, Louis Risse, en suivant une ligne de crête naturelle du terrain. Pour l’anecdote, Risse connaissait l’endroit pour venir y chasser le lapin, ce qu’on a du mal à imaginer plus d’un siècle après en contemplant l’omniprésence du béton.
Dans le quartier de Concourse, près du stade de base-ball Yankee Stadium et du Bronx Museum of the Arts, la portion de l’avenue est même classée au registre national des monuments historiques, en raison de l’importance historique des immeubles d’habitation qui la bordent. Tous ont plus d’un demi-siècle d’existence et plusieurs ont été décorés dans un style Art Deco.
Entre l’avenue et le stade, le Joyce Kilmer Park abrite une fontaine dédiée à l’écrivain allemand Heinrich Heine. Cette fontaine a une longue histoire : sculptée en 1897 sur ordre de l’Impératrice Sissi pour le centenaire de l’anniversaire du poète, elle devait initialement être érigée à Düsseldorf, lieu de naissance de Heine. Refusée par ses habitants, elle a finalement été amenée à New York à l’initiative d’une association américano-allemande pour être installée à Downtown Manhattan. Le monument ayant choqué le puritanisme des résidents – ciel, des statues de femmes nues ! – elle atterrit dans ce petit parc en plein Bronx.
Nous avons eu le plaisir de découvrir cette petite portion de Grand Concourse dans le cadre d’une visite guidée menée par un urbaniste qui a passé à peu près toute sa vie dans le Bronx. Il était intarissable, littéralement, sur l’histoire de ce quartier et, plus généralement, du Bronx et même de New York. L’essentiel de cet article retranscrit une partie de ses explications.
La population du quartier autour de Grand Concourse explose entre 1920 et 1930, poussée par un afflux d’immigrants – notamment, de nombreux juifs originaires d’Europe – et par la récente ouverture du métro qui relie le quartier à Manhattan. À l’époque, l’avenue était surnommée la Park Avenue du Bronx et les propriétaires rivalisaient d’équipements dernier cri pour attirer les nouveaux locataires dans les immeubles nouvellement construits le long de l’avenue. Certains projetaient même d’y construire de splendides salles de spectacle, mais la crise de 1929 a stoppé net cet élan. La 2e Guerre Mondiale vide le quartier de sa jeunesse – les enfants de ceux qui s’y établirent dans les années 20 – laquelle n’y reviendra pas une fois la guerre terminée, à la fois parce qu’une loi fige les loyers de ceux qui y résident déjà – les incitant de fait à y rester – et parce que la GI Bill tout juste promulguée permet au gouvernement fédéral de garantir l’emprunt pour l’achat de leur résidence aux vétérans de race blanche (cf. le racisme endémique de la société américaine), déclenchant immédiatement une frénésie d’achat dans d’autres quartiers que favorisent les promoteurs immobiliers.
Les décennies qui suivent voient le long déclin du quartier, et du Bronx de manière générale, pour des raisons économiques mais aussi pour des raisons cyniquement politiques. Les finances des années 60 ne permettent plus à la Ville de New York d’entretenir les infrastructures partout et il faut donc « fabriquer » des quartiers pour les pauvres, qui seront volontairement laissés en désuétude sans que cela ait d’importance car, les pauvres ne votant pas, ils n’ont aucun poids politique, et les politiques se fichent donc complètement d’eux. De nombreux quartiers du Bronx, entre autres, deviennent ainsi des « quartiers à pauvres ». Les habitants historiques du quartier de Concourse sont poussés à en déménager pour y loger (ai-je dit « parquer » ?) ces pauvres. Par exemple, les nouveaux arrivants cuisent du porc, ce qui incommode les familles juives majoritaires qui quittent alors le quartier, ou bien la police de New York communique aux habitants qu’ils ne peuvent pas tout faire pour les protéger et leur recommande de marcher au milieu de la rue pour diminuer le risque de se faire agresser, ou de se faire accompagner pour sortir les poubelles, renforçant l’idée que le quartier n’est plus sûr. La municipalité pousse le raffinement jusqu’à construire des ponts trop bas, permettant le passage des voitures mais pas des bus qui auraient permis de mieux relier ces quartiers au reste de la ville. Un peu plus tard, des autoroutes et des bretelles d’accès sont construites, le Bronx est le borough qui en compte le plus, dévalorisant immédiatement les zones alentours.
C’est l’histoire de l’établissement d’un cercle vicieux : des propriétaires payent même des ouvriers pour saccager leurs immeubles et en retirer tout ce qui a de la valeur – non plus le bâti lui-même qui a été dévalorisé, mais les équipements à l’époque superlatifs proposés dans les années 20 tels que du plaquage en acajou ou de la tuyauterie de bonne qualité – renforçant ainsi l’idée auprès des résidents que leur immeuble ne vaut rien et qu’il est normal d’y trouver des rats, un ascenseur en panne ou un toit qui fuit. La municipalité dispense même explicitement les propriétaires de ces immeubles de procéder à des réparations. Arrive un moment – de mémoire, au cours des années 70 – où la valeur d’assurance (établie par le gouvernement) est supérieure à la valeur immobilière des immeubles, autrement dit que l’assurance paiera à un propriétaire qui perdrait son immeuble un prix plus élevé que celui qu’il peut espérer obtenir en le revendant sur le marché. Que pensez-vous qu’il arriva ? Des milliers d’immeubles sont volontairement incendiés par leurs propriétaires. Certains quartiers voient ainsi jusqu’à 97% du bâti disparaître dans cette frénésie de pyromanie. Le plus triste, c’est que les habitants eux-mêmes entretiennent cet état de fait. Le guide nous partageait ainsi une intervention d’un habitant en conseil municipal : « surtout n’améliorez pas le quartier, sinon nous ne pourrons plus y vivre » (au sens où les prix monteront et les résident ne pourront plus les payer).
Notre guide a édicté au début de la visite trois points à avoir en tête concernant New York, points qu’il en a ensuite abondamment illustrés par ses explications :
- L’unique objectif de la ville est de permettre à ceux qui y résident de faire de l’argent
- Les politiques ne s’occupent que de ceux qui ont un poids politique, donc de ceux qui votent, autrement dit pas des pauvres (N.B.: aussi cynique cette phrase puisse-t-elle paraître, elle s’est malheureusement encore vérifiée l’an passé, lorsque l’administration Trump a tout fait pour rendre le fait de voter plus difficile aux habitants des quartiers pauvres – qui votent très majoritairement Démocrates, quand ils votent – entre autres en en retirant les boîtes aux lettres pour les empêcher de poster leur votes par correspondance. On pensera également au droit qu’ont les gouverneurs des États de rétablir ou non, de manière purement arbitraire et sans avoir à se justifier, le droit de vote à ceux qui sont sortis de prison. Devinez si la majorité des Noirs pauvres retrouvent le droit de vote, même s’ils ont été condamnés pour un délit mineur, surtout s’ils habitent dans un État avec un gouverneur Républicain …)
- À peu près rien n’arrive par hasard.
Depuis lors, certains quartiers du Bronx se sont progressivement gentrifiés mais le Bronx reste le borough le plus pauvre et où il y a le plus de problème de sécurité. Le quartier de Concourse est encore aujourd’hui un des plus pauvres du Bronx et rares sont probablement ceux qui y votent. Toujours ce cercle vicieux : « Je ne vote pas parce que les politiques n’en ont rien à faire de moi, mais comme je ne vote pas, les politiques n’en ont effectivement rien à faire de moi ».
